Accueil Economie Pourquoi un plan de relance psychologique est plus important qu’un plan de relance économique ? : Un citoyen épanoui est un citoyen qui produit

Pourquoi un plan de relance psychologique est plus important qu’un plan de relance économique ? : Un citoyen épanoui est un citoyen qui produit

Par Dr  Slim MASMOUDI

Professeur de psychologie cognitive à l’Université de Tunis, il est directeur du Centre de carrière et de certification des compétences 4c9 à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis et spécialiste en intelligence émotionnelle et en développement du potentiel humain.

On n’arrête pas de parler d’économie et de plan de relance économique, avant et surtout pendant ces temps de Covid-19. Avec des indicateurs assez inquiétants, un taux de chômage de 14,9 % et 0,8 % de croissance au quatrième trimestre de l’année 2019, un taux d’inflation de 6,3 % en avril 2020, et une balance commerciale déficitaire de -1186,7 MD (Source INS, mai 2020), il semble presque évident que notre économie nécessite de sérieuses manœuvres et un plan de relance ancré dans la profondeur et l’efficacité.

Cette évidence est accentuée par une mise à l’épreuve de notre tissu industriel, du secteur des services, de nos PME et nos startup, et de nos processus de production et de commercialisation. Tout ça semble si évident qu’on oublie le nerf de la guerre, la moelle épinière de ce système, le pivot de tous les changements, à savoir la dimension humaine, autrement dit le citoyen. C’est ce citoyen qui crée la richesse. C’est lui qui produit et consomme. C’est lui qui applique la loi et la transgresse. C’est lui qui innove et s’engage à créer de la valeur ajoutée. C’est lui qui prépare sa descendance et les générations futures à un avenir de prospérité ou à un avenir difficile.

Trois indices nous montrent que ce citoyen est dans une certaine détresse psychologique, et défié par un système non ressourçant, un système drainant les énergies et les compétences. Tout d’abord, l’indice du bonheur de la Tunisie est faible. Ainsi, avec un score de 4.392, situé entre le meilleur score de 7.809, détenu par la Finlande, et le score le plus faible de 2.567, détenu par l’Afghanistan, la Tunisie se positionne à la 128ème place sur 153 pays, dans le dernier rapport sur le bonheur dans le monde WHR2020 (Helliwell et al., 2020*). Cette situation d’un bonheur défaillant s’est dégradée entre 2008–2012 et 2017–2019, avec un score négatif de -0.462 et la place 130 sur 149 au niveau des changements réalisés sur l’indice du bonheur. Le même rapport indique que la Tunisie se place au 166e rang sur 186 dans le classement du bien-être psychologique ressenti.

«Le deuxième indice est issu d’une étude récente que j’ai conduite en ligne auprès d’un échantillon empirique de 1500 participants tunisiens (étude AB SURVEY COVID-19 conduite du 14 au 25 mars 2020, et en cours de publication). Il s’agit d’un indicateur de l’affect négatif (émotions de colère, peur, tristesse) qui est de 2.54 sur 4, contre 1.54 sur 4 pour l’affect positif (émotions de joie et de sérénité). La peur atteint une moyenne de 2.71 sur 4 et la tristesse atteint une moyenne de 2.78 sur 4. La montée de cet affect négatif pendant la période du Covid-19 et durant le confinement est un indicateur assez fiable de la montée de la détresse psychologique des citoyens. Cette détresse est définie par l’OMS et par bon nombre de travaux à travers cinq caractéristiques, à savoir  la tristesse, l’irritabilité, le découragement, la dévalorisation de soi et l’anxiété.

Le troisième indice est celui de l’optimisme. L’étude AB SURVEY COVID-19 a montré une moyenne de 1.62 sur 4 sur l’échelle de l’optimisme. Cet indice reflète un manque d’une vision claire, causé par le confinement, une absence d’un cheminement balisé pour la sortie de la crise pandémique sur le plan social et économique, et le défaut d’un accompagnement psycho-socio-économique facilitant le rebondissement et renforçant la résilience. Cet indice reflète également une faiblesse dans la confiance du citoyen dans le système de gouvernance.

Objectivement, et hors crise pandémique, le citoyen est défié par un quotidien stressant et dévalorisant. Citons-en quelques exemples, captivant des moments de ce quotidien et reprenant les trois grands axes de développement d’une société, transport, santé et éducation. Le transport en commun est non régulé et non adapté  ni à la capacité réelle qu’il faut servir, ni à la qualité du transport lui-même, transgressant la majorité des normes du bien-être. Le système de santé, bien qu’il soit dans la philosophie fonctionnel et utile,  se trouve défaillant et à deux vitesses. Le système éducatif est non adéquat aux compétences du futur et dévalorisant les apprenants qui sont les futurs citoyens de la Tunisie de demain, et ce, à tous les niveaux, primaire, secondaire et universitaire. C’est un système qui ne forme pas des esprits créatifs, autonomes et épanouis.

Ce sont là trois défis structurels et continus qui alimentent un système de travail qui ne respecte pas la balance vie privée-vie professionnelle et qui s’appuie plus sur la création de la valeur que sur la valeur de la création. C’est un système qui renforce la fracture public-privé et qui produit à la fois un sous-système privé accablé et vidé de son sens princeps de créateur de richesses pour une société productive, et encouragé de manière systémique à l’enrichissement illégal et à l’adoption de processus informels, et un système public affaibli par la bureaucratie et par des processus non productifs, non optimisés et non créatifs.

Pendant la crise pandémique, le confinement a renforcé le sentiment d’isolement et d’incapacité à produire chez bon nombre de communautés, celles qui sont les plus vulnérables psychologiquement et économiquement. Bien qu’il soit vu par les experts comme étant une opportunité de retour à la famille et de sa consolidation, le confinement n’a pas été bien géré et bien optimisé pour être une réelle opportunité à la fois de vie de famille épanouie et de télétravail efficace et productif.

Cette lecture assez brève du tableau de bord psychologique du Tunisien nous amène vers l’urgence de monter un plan de relance psychologique en l’absence duquel aucun plan de relance économique ne pourrait redresser et sauver la Tunisie, en la projetant dans le futur prospère. C’est ainsi qu’un plan de relance psychologique doit précéder et préparer le plan de relance économique. Trois raisons sont à considérer pour expliquer cette priorité et primauté du psychologique sur l’économique. D’abord, le facteur humain est au cœur de tout changement.

Toute action doit être centrée-citoyen. Ce dernier pourra faciliter et mettre toute l’énergie requise pour réussir les actions mises en place, comme il pourra bloquer toute mise en place de programmes sur terrain. Ensuite, tout citoyen vivant dans n’importe quel malaise est un atome social instable et déstabilisateur et une molécule psycho-sociale anomique et contreproductive. Inversement, tout citoyen vivant dans un bien-être ressenti est un citoyen épanoui et productif, et surtout créatif, qui rend les systèmes de production performants. Enfin, des dimensions comme l’engagement, le dévouement, la volonté, le professionnalisme, l’espoir et l’optimisme sont des dimensions psychologiques, et ce sont ces dimensions qui animent et régulent tout système économique.

Ce plan de relance psychologique se compose de sept étapes :

Promouvoir une communication valorisante et résiliente

Cette communication doit provenir de tout responsable et haut responsable. Par conséquent, le premier qui doit l’exercer est le chef du gouvernement, car il est à la tête de l’exécutif. Cette communication doit rappeler d’abord les points forts du citoyen tunisien, de sa culture et de sa nation. Elle doit ensuite rappeler les bonnes pratiques et les histoires de réussite durant les deux mois de confinement. Elle doit enfin capitaliser sur tous les acquis précédents en matière de développement réussi.

En évitant des généralisations triviales et en ayant une vision phénoménologique globale, les points forts du Tunisien sont les suivants : la vivacité, l’humour, la persévérance, l’espoir du bon vivant, l’ouverture sur les langues et les cultures, la compétence, la volonté de conquérir toujours de nouveaux horizons, et la solidarité.

Également, promouvoir une communication plus centrée sur l’altruisme et la solidarité permettra de renforcer le tissu social, retrouver la paix sociale, et avoir une société plus résiliente. Enfin, redonner confiance dans l’Etat qui stimule, accompagne et protège les droits de tous contre la corruption et l’informel donnera l’image d’une communication résiliente.

Instaurer la culture du bien-être matériel et immatériel

Un citoyen non épanoui est un citoyen non productif. Ça paraît simple et pour quelques-uns pas trop économique. Pourtant, des pays comme le Danemark, la Finlande ou le Bhoutan ont misé sur l’épanouissement de leurs citoyens pour bâtir un développement durable. Cette culture doit être instaurée dans tous les espaces et toutes les communautés, en encourageant toutes les initiatives travaillant sur le bien-être dans toutes ses formes, qu’elles soient industrielles, technologiques, ou autres. Adopter une vision orientée bien-être permet d’accélérer la création des initiatives.

Simplifier la vie du citoyen dans toutes ses démarches à tous les niveaux

Simplifier doit être une philosophie et une pratique. Libérer les citoyens des complications de la vie quotidienne et des démarches administratives allégera leur vie et leur permettra de s’occuper de l’essentiel, s’épanouir et produire, et en conséquence consommer de manière active et équilibrée. Il faudrait multiplier les efforts de digitalisation pour participer à cette simplification. Une des actions de simplification consiste à encourager le transport écologique, le transport individuel en taxi-moto, le transport en taxi-drone, etc.

Mettre en place différents canaux de communication pour réduire l’isolement

Ces canaux permettront de renforcer la connexion sociale, même si c’est distanciel. Ces canaux permettront également d’assurer une reprise de la connexion sociale prudente et sécurisée. Ainsi, mettre en place un numéro vert animé par des professionnels de santé mentale, comme les psychologues ou les psychiatres, permettra de répondre aux questions des personnes qui ont des symptômes qui les inquiètent et permettra de rassurer la population.

Aussi, créer des groupes de soutien et d’échanges en ligne sur le vécu d’expérience du confinement facilitera l’évacuation des inquiétudes et l’apaisement des anxiétés. Diversifier les canaux de communication de manière bien orchestrée (réseaux sociaux, radios, chaînes de télé, sms, appels directs par téléphone) permettra de donner un message global cohérent et renforçant la cohésion et la connexion sociales.

Encourager et aider à la reconversion professionnelle

Pendant le confinement, beaucoup de citoyens ont perdu leurs emplois et beaucoup d’entreprises se sont retrouvées déficitaires. Aider les citoyens à la reconversion professionnelle, et aider les entreprises à la reconversion de l’activité, c’est fournir les dispositifs administratifs rapides et adéquats pour faciliter le rebondissement professionnel. Créer le mécanisme de la « plasticité industrielle » permettra d’aider les entreprises industrielles à se reconvertir rapidement en fonction des contextes. Encourager la reconversion professionnelle renforcera l’agilité personnelle des citoyens et des entreprises.

Aider les familles éclatées à rester en contact et renforcer la cohésion des familles

La famille doit reprendre son rôle protecteur et créateur de valeurs personnelles et sociales. Le confinement a permis de consolider à nouveau ce rôle, et c’est l’un des acquis du confinement. Les familles se sont redécouvertes et se sont retrouvées dans de nouvelles expériences de connaissance de soi et de connaissance de l’autre. En revanche, d’autres familles ont vu la violence augmenter.

Assister ces familles à retrouver un bon équilibre assurera une bonne relance psychologique des citoyens. Le ministère de la Femme, de la Famille, de l’Enfance et des Seniors, les organisations du tissu associatif et de la société civile, ainsi que l’Onfp  (Office national de la famille et de la population) et les Cdis (Centre de défense et d’intégration sociale) pourront très bien jouer un rôle synchronisé pour renforcer la résilience des familles.

Tout repenser en hybride « physique et virtuel »

Le Covid-19 nous a appris l’importance de prévoir un espace de télétravail ou un espace de communication virtuelle. Il nous a également appris la nécessité d’avoir les outils adéquats pour le faire. Tout repenser en hybride permettra aux universités d’aménager des espaces de visioconférence, de télétravail et d’apprentissage en ligne.

Ça permettra aux entreprises d’avoir des espaces de téléformation. Ça permettra aux institutions publiques et privées de travailler à distance, de reconquérir leurs familles et de réussir la balance vie privée-vie professionnelle. En effet, l’allègement du temps de travail et du temps d’apprentissage formel, le temps global et le temps en présentiel  permet de revitaliser à la fois la vie sociale des citoyens et l’économie du pays.

Pour garantir son succès, ce plan de relance psychologique doit répondre à trois principes : (1) le principe de la volonté, (2) le principe de la synchronisation, et (3) le principe de la rapidité. D’abord, la volonté gouvernementale et sociétale est indispensable pour implémenter ce plan. Les ambassadeurs de la société civile peuvent aider énormément au maintien de cette volonté et son ancrage sur le terrain. Ensuite, la synchronisation entre tous les organismes peut être assurée par un comité de pilotage. Cette synchronisation garantit une cohérence productive. Enfin, la rapidité permet de garantir une efficacité dans les actions et une efficience dans les résultats.

NB : Les analyses et les points de vue n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas la position du journal La Presse

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